LETTRE IMAGINAIRE -1

Voici, comme promis, la première des « Lettres Imaginaires ». La jeune Anne Bonnet s'adresse au Facteur Cheval.

 

En créant ce rocher, j'ai voulu prouver

ce que peut la volonté.

Où le songe devient réalité.

Le travail fut ma seule gloire,

l'honneur mon seul bonheur.

J. F. Cheval

 

Monsieur le facteur Cheval,

 

C’est une chance pour moi que vous exerciez le métier de facteur, puisque vous n’habitez plus votre beau palais, désormais élevé au rang de musée et même de monument historique. J’ai ainsi bon espoir que vos collègues sauront vous délivrer ma lettre. En effet, à part votre nom, je ne sais quelle indication porter sur l’enveloppe.

 

Je tenais beaucoup à vous écrire pour vous raconter ma rencontre avec votre renommée. J’habite la Drôme, dans l’une des petites villes où vous avez-vous-même exercé. Tout le monde ici connaît votre Maison du rêve (c’est comme cela que j’ai baptisé votre « Palais Idéal »). Plein de gens l’ont visitée. Pas moi. Pas encore. Si je me suis intéressée à vous, c’est à cause de votre nom : « Facteur Cheval ». La première fois que je l’ai entendu, je n’en croyais pas mes oreilles. Je vous ai tout de suite imaginé en Centaure, créature fabuleuse, mi-homme, mi-cheval, tout droit issue de la mythologie. Vous étiez fièrement dressé sur vos quatre pattes, arborant la casquette de votre uniforme, votre visage barré d’une épaisse moustache brune, et vos flancs robustes parés de larges sacoches.

 

Quelle heureuse chose, me suis-je dit, d’être en partie cheval pour un facteur ! Certes, j’ai pensé que vous deviez être plus habile pour le trot que pour le tri, mais cette belle bizarrerie de la nature n’en faisait pas moins de vous le facteur le plus rapide de tout l’univers !

 

Quel don des dieux, à n’en pas douter, d’accomplir votre tournée au galop et garder ainsi du temps pour profiter des beaux paysages de notre région, vous désaltérer dans les eaux fraîches de l’Oron et du Dolon, chevaucher à travers prés, rêvasser au passage des péniches sur le Rhône…

 

Dès lors, mon imagination ne s’est pas limitée à votre profession. Pensez un peu au fromager-Corbeau, à moins que Monsieur de La Fontaine ne le préfère Renard ; au pêcheur-Lombric ou au voleur-Pie. Certaines professions seraient favorisées à se voir ainsi « abêties », physiquement parlant. Médicales, avec l’infirmière-Moustique, reine des piqûres, et sa consœur Mme Sangsue, championne des prises de sang ; sans oublier le mystérieux anesthésiste-Tsé-Tsé. Mais aussi les sportifs : le boxeur-Kangourou serait imbattable sur le ring, de même que son collègue le catcheur-Anguille. Plus besoin d’uniforme pour le policier-Hirondelle, ni pour le curé-Coccinelle, gagnant en gaieté avec les couleurs d’une bête à bon dieu. Quant au banquier-Écureuil, il n’hésiterait plus à financer les travaux de l’ingénieur-Castor.

 

Imaginez du coup, Monsieur Cheval, ma déception en apprenant que vous ne deviez vos apparentes origines équines qu’à votre patronyme ; que vous n’étiez, en fin de compte, qu’un facteur « comme les autres ». Adieu, mon beau bestiaire professionnel, même s’il m’arrive encore souvent de guetter d’autres noms ainsi « apparentés » aux métiers qu’exercent ceux qui en sont affublés. J’ai, par exemple, beaucoup observé (à son insu) Monsieur Merlan, le coiffeur de Papa. Il a une très étrange façon de bâiller quand, le museau collé à sa vitrine, il se lasse d’attendre des clients. Ne dirait-on pas un poisson dans un bocal ?

 

J’ai raconté cette histoire à ma mère. Consciente de ma déception, elle m’a rapporté hier un petit livret destiné aux touristes. Votre Palais Idéal y est exposé. Je suis restée bouche bée devant les photos, et j’ai lu deux fois le texte de présentation. En réalité, vous êtes loin d’être « un facteur comme les autres ». C’est évident. Même si ce fait ne doit rien à votre patronyme. Quoi qu’il en soit, en découvrant votre véritable histoire, mon imagination est bel et bien repartie… au galop !

 

J’ai compris que chaque pierre transportée dans votre vieille brouette, du plus gros rocher au plus petit caillou, raconte un rêve. Ce sont par conséquent des milliers de rêves sur lesquels se dresse votre étonnant palais. Des rêves conçus en feuilletant les magazines, et en lisant les gazettes et les cartes postales que vous aviez la charge de délivrer à leurs destinataires. Vous avez fait de vos tournées mornes et répétitives de lointains voyages émaillés d’exotisme et d’aventures. J’ai compris aussi qu’il vous fallait graver ces rêves dans la pierre, comme autant de souvenirs pour agrémenter vos vieux jours, ou pour partager vos expériences de grand voyageur avec tous ceux qui, rendus exprès à Hauterives, franchissent le seuil de votre demeure, justement unique au monde.

 

À ce propos, et comme vous le savez mieux que personne, Hauterives n’est qu’à quelques kilomètres de Saint Rambert d’Albon. Maman m’a promis qu’après-demain (samedi), Papa et elle m’emmèneront visiter votre beau Palais.

 

Sachez-le, et quoi qu’en dise le livret à votre sujet, j’ai bon espoir de vous y rencontrer… pour de vrai.

 

Votre dévouée,

Anne Bonnet

9, rue de la Poste  Saint Rambert d’Albon

 

 

La Lettre Imaginaire de la semaine prochaine sera celle du jeune Mamadou, adressée à Louis Pasteur.

 

Si, au fil de leur lecture, vous aimez ces textes, n’hésitez pas, à la façon de ce cher Facteur Cheval, à les distribuer et les faire connaître autour de vous. Tous les rêves se partagent.

Publié le 14/03/2022
« Les Lettres Imaginaires »

Les chroniques que vous découvrez ici, dont les premières remontent déjà à 2015, sont conçues selon l’actualité, comme autant de « billets d’humeur ». Elles traitent essentiellement de sujets littéraires, animaliers, environnementaux, de voyage, ou sociétaux… sachant qu’au cours de ces deux dernières années, certaines questions ont pris le pas sur d’autres, suivant précisément en cela l’actualité. Moins de voyages, moins de publications… plus de Covid et de guerres. Elles revêtent dès lors une gravité plus fréquente que je ne le voudrais.

Afin de « compenser » cet état de fait, je prévois de publier ici, chaque semaine (dans la mesure du possible), un texte de ma composition qui emprunte davantage à la poésie et au rêve. Il s’agit de textes courts, composant un projet intitulé « Les Lettres Imaginaires » qui, s’il devait un jour être édité, le serait certainement sous forme de recueil.

 

L’idée de ce recueil se nourrit du rêve que nous avons tous fait, jeunes ou vieux, de rencontrer un personnage extraordinaire, admiré, respecté, auquel nous aurions mille questions à poser.

Rien à voir avec l’acte confus, hystérique, fétichiste, qui consiste à réclamer une signature sur un bout de papier ou à effleurer du bout des doigts le tissu d’un vêtement de l’être tant admiré. Mais bien plutôt une authentique rencontre, pour accéder non pas à l’enveloppe mais au cœur du talent et découvrir ainsi des trésors de connaissance.

De qui s’agit-il ? Un homme, une femme ? Mort, vivant ? Réel, fictif ? Qu’importe, c’est un rêve, et par conséquent : « tout est permis ».

Un rêve où il devient possible de naviguer avec Tabarly ou Cartier, gravir l’Everest avec Tensing Norgay, plonger avec Cousteau ; venir en aide à Mère Teresa ; escorter Dian Fossey pour la protéger ; visiter la Porte des lilas avec Brassens, le Grand Nord avec Jack London, l’Amazonie avec le chef Raoni ; marcher main dans la main avec Martin Luther King, Olympe de Gouges ou Mandela ; jouer au piano avec Chopin ou Rubinstein, et de l’harmonica avec Milteau ; interroger Napoléon sur sa manie de glisser ainsi sa main dans son gilet ; déjeuner à la table de l’Empereur de Chine au sein de la Cité interdite ; expliquer à Dark Vador qu’il n’est pas notre père ; prendre des cours particuliers avec Einstein ; dialoguer avec Spinoza, Hugo, Confucius, Gandhi ; manger avec des baguettes en compagnie d’Harry Potter ; chanter avec Gainsbourg ou Maria Callas…

En quoi ces personnes sont-elles si singulières ? Leur formidable talent ? Pas seulement. C’est aussi le « fait des circonstances » : leur chemin de vie, les épreuves qu’elles ont dû affronter et leur façon de les surmonter. Les talents forgent les destins, mais seules les épreuves traversées les rendent uniques.

 

Notre désir d’apprendre auprès d’êtres qui nous inspirent nous renvoie à notre condition d’enfant, d’élève, de disciple. L’abandon de nos certitudes d’adultes et, pourquoi pas, d’une grande part de rationalité. C’est en tout cas le parti pris des correspondances imaginées, réalisées par le truchement de jeunes anonymes qui, en dehors de toute vraisemblance, prennent l’initiative de parler vrai.

Leurs textes se fondent sur deux intuitions :

- il est souvent plus important de poser une question que d’en obtenir la réponse. Formuler nos interrogations par écrit est un acte comparable à celui de matérialiser nos rêves sur le papier, à notre réveil, afin de ne pas les oublier et pouvoir les reprendre de temps en temps pour y travailler.

- il subsiste en chaque adulte un enfant qu’étouffent les questions restées sans réponses. Et en chaque enfant s’anime l’homme ou la femme en devenir, que le « fait des circonstances » rendra peut-être exceptionnel(le) aux yeux de l’humanité.

C’est pourquoi il serait vain d’attribuer un âge précis à ces jeunes auteurs, dont le ton prend parfois des inflexions adultes. De même que ce qu’il adviendra de leurs courriers ne doit pas nous inquiéter. Ceux-ci resteront, selon toute évidence, lettres mortes, sauf à privilégier la lecture du cœur à celle de la raison. Ils ne sont rien de plus qu’un heureux moyen d’expression, affranchi des frontières du temps et de l’espace...

… des prières qu’emportent les bouteilles jetées à la mer.

 

La première de ces lettres est publiée aujourd’hui, dans sa propre rubrique (qui suit). Elle est adressée au Facteur Cheval.

Publié le 14/03/2022
Et si mon ennemi devenait mon meilleur ami ?

J’aurais préféré consacrer cette chronique à une actualité plus littéraire, mais il est des temps où certaines priorités se voient bousculées. Aussi ai-je choisi de revenir sur l’hypothèse que j’avançais le 28 février dernier, a contrario de celles émises par plusieurs medias nationaux et internationaux, que la Chine se désolidariserait de Poutine dans sa stratégie guerrière, laissant celui-ci faire cavalier seul. Cela est désormais confirmé.

Du fait de la personnalité de Poutine, j’en concluais également que lui et son armée risquaient, face à la résistance héroïque du peuple ukrainien, de se comporter comme l’armée japonaise au début du dernier conflit mondial, s’acharnant sur les civils chinois du fait de la résistance incroyable qui s’était organisée à Shanghai. Un événement qui augurait d’un autre, plus tragique encore et pour les mêmes raisons : le massacre de Nankin. Et, déjà, les bombes russes visent les édifices publics ukrainiens : administration, hôpitaux, maternités… tandis que des soldats russes s’arrogent le droit de vie ou de mort sur les civils.

 

Le courage et la solidarité dont témoignent les Ukrainiens forcent l’admiration du monde entier. Tandis que la honte et l’opprobre frappent la Russie dans son ensemble. Mais, ne nous y trompons pas, ce n’est pas cela (seulement) qui sauvera l’Ukraine. La puissance militaire russe est immense et ce n’est ni l’ONU ni aucune autre nation étrangère qui lui feront barrages, piégées comme elles le sont par la menace d’une nouvelle guerre mondiale.

En réalité, il se pourrait bien que les seuls encore aptes à sauver l’Ukraine de la Russie, ce sont les Russes eux-mêmes.

 

Même s’il pense différemment, Poutine n’est pas la Russie à lui seul. Il en tient les rênes et surtout les aiguillons qui lui permettent de la faire avancer dans la direction qu’il choisit. Mais cette gouvernance a son talon d’Achille. Elle repose sur des élections truquées et une privation de libertés qui, certes, protège le maître du Kremlin, mais accentue aussi la distance entre lui et la population.

Un grand nombre de Russes refusent de voir l’image de leur nation ainsi flétrie aux yeux du monde. Le patriotisme auquel se réfère si souvent Poutine a besoin de véritables valeurs pour se nourrir. Est-il prudent de parier sur une majorité de Russes acceptant, sans rechigner, de passer pour des parias partout à l’étranger ? Et cela en misant sur une soi-disant haine généralisée entre Russes et Ukrainiens, qui légitimerait à elle seule le massacre en cours ? La Russie n’est plus un pays fermé. La classe moyenne, mais aussi la classe riche, dont Poutine a besoin, ne vivent pas recluses. Elles ont nombre d’amis, de relations, d’intérêts à l’extérieur du pays. Elles s’informent sur les réseaux sociaux et sont des « consommateurs » occidentaux comme les autres, parfois plus que les autres.

 

Poutine passe pour un grand stratège. Son armée dispose d’un équipement redoutable. Mais son « logiciel » (un terme tellement à la mode) semble ancré dans le passé, celui de l’Union soviétique et de son mur de fer qui la protégeait des tentations consuméristes et capitalistes.

 

À la façon d’une paire de tenailles, une double sensibilité forge le mental du peuple russe moderne : d’une part le respect et la fierté de la mère-patrie, de l’autre son goût de la liberté d’agir, voyager, consommer, investir… et même s’exprimer comme il l’entend.

Ces deux sensibilités sont pour l’instant muselées par le Kremlin. La première par une désinformation pléthorique et la censure omniprésente, la seconde par la force et la répression. Combien de temps ces muselières empêcheront-elles la population russe de se libérer et mordre la main censée la nourrir ?

 

Ce qui se passe de mieux pour l’Ukraine actuellement, au-delà de la résistance exemplaire de son peuple, c’est la résistance qui s’exprime en Russie !

Ceux qui ne tombent pas dans le piège de la désinformation et refusent que leur pays agresse militairement un autre au risque de déclencher un nouveau conflit international.

Ceux qui se battent au contraire pour une information libre et objective et qui se font assassiner les uns après les autres.

Ceux qui, depuis plus de onze ans, refusent de soutenir un président qu’ils n’ont pas élu.

Ceux qui ont des amis, des racines en Ukraine.

Ceux qui manifestent dans les rues de Moscou pour défendre leur droit d’expression et acceptent de se faire emprisonner, jusqu’à ce que les geôles du pays soient pleines à craquer et que d’autres libèrent ces « Bastilles ».

Ceux qui refusent de perdre leurs biens à l’étranger ou de ne plus pouvoir voyager sans risquer d’être montrés du doigt.

Ceux qui, artistes ou hommes d’affaires, voient leurs contrats annulés et l’économie de leur pays lentement s’asphyxier.

Ceux qui s’inquiètent de ne plus pouvoir assouvir leurs habitudes de consommation et refuseront le « régime » nouveau qui leur est imposé.

Et beaucoup d’autres encore.

 

Il est très possible que l’annonce de la fermeture de tous les MacDonalds, l’arrêt de la vente de Coca-Cola, la fermeture des boutiques Hermes et de celles des groupes Pinault et Arnaud constitue de fait une contre-offensive des plus efficaces pour conduire le peuple russe à se désolidariser de Poutine et à s’en débarrasser.

 

Pensez-y, monsieur Poutine : la foi patriotique et l’argent peuvent tout commander (vous le saviez déjà) et même venir à bout des plus puissants missiles et tanks de votre armée ou de votre police.

Publié le 11/03/2022
Bonne Année… tibétaine

Pour la troisième fois depuis le 1er janvier, nous célébrons une nouvelle année. Cette fois, celle de nos amis tibétains.

 

Losar, premier jour de la nouvelle année lunaire selon le calendrier tibétain, est une des fêtes les plus importantes pour la population locale, et dure deux semaines. Habituellement, cette fête est « confondue » avec celle du Nouvel An chinois. Mais, cette fois, les calculs astronomiques donnent un décalage de… près d’un mois !

L’astrologie tibétaine présente en effet l’originalité d’unir harmonieusement deux courants astrologiques majeurs : le courant chinois et celui de l’Inde bouddhiste. Elle intègre également d’anciennes connaissances d’origine prébouddhique. L’astrologie tibétaine s’appuie sur la doctrine bouddhiste du karma et de l’interdépendance, et se propose d’aider l’homme à prévenir la souffrance et optimiser ses chances de réussite.

 

Pour elle aussi, ce nouveau cycle qui s’ouvre est celui du Tigre d’Eau.

 

Alors, bonne année… tibétaine à tous !

Publié le 04/03/2022
De Léon Tolstoï

À propos de la Russie, l’histoire retiendra sa liste habituelle de « grands » noms. Des artistes, quelques militaires (dont l’universel et enflammé Molotov) et beaucoup de politiques. Pour ne pas les oublier, leurs patronymes ont été associés à des bâtiments, des places, des rues, voire des villes entières.

 

J’aimerais évoquer deux d’entre eux : Léon Tolstoï, Vladimir Poutine.

Quel lien entre ces deux-là ? Une œuvre majeure de la littérature russe : Guerre et Paix !

Tolstoï l’a écrit, Poutine ne l’a probablement pas lu.

 

Je ne dis pas cela pour jeter la pierre au chef du Kremlin (en ces temps incertains, ce serait imprudent). Il faut en effet beaucoup de courage pour se lancer dans la lecture de ce roman fleuve : feuilleton en quatre épisodes (+ épilogue), de près de 1300 pages, édité en plusieurs volumes. (D’où la remarque de Woody Allen qui affirmait avoir pu lire Guerre et Paix en vingt minutes seulement grâce à des cours de lecture rapide, et avait ainsi retenu que cela parlait de… la Russie.)

 

Si j’émets l’hypothèse que le président russe ne l’a pas lu, c’est que les propos d’un « anarchiste chrétien », humaniste et même sensible à la cause animale, comme Tolstoï, avaient peu de chances de passionner l’homme de fer formé au KGB et pétri de patriotisme russe qu’est Poutine. Patriotisme dont le trop iconoclaste auteur d’Anna Karenine et de Guerre et Paix disait : « Il s’agit, de notre temps, d’un sentiment artificiel et déraisonnable, source funeste de la plupart des maux qui désolent l'humanité; aussi ne faut-il pas l'entretenir » (Les rayons de l’aube).

 

Malgré tout, ne pas avoir lu Tolstoï (ou l’avoir oublié) reste fort dommageable au regard des événements en cours au nord de l’Europe.

Le grand auteur, en décrivant avec une minutie sans pareil les multiples avatars traversés par la Russie dans sa période Napoléonienne, a glissé dans ses textes quelques belles pensées universelles auprès desquelles tout un chacun peut régulièrement se ressourcer, comme on le fait avec une eau limpide, un air pur et vivifiant. La sensibilité de Tolstoï affleure à chaque ligne, conforme à son propos : « Il ne faut écrire qu'au moment où chaque fois que tu trempes ta plume dans l'encre un morceau de ta chair reste dans l'encrier ».

Et il ne limitait pas sa sensibilité au seul genre humain, l’étendant à tout le règne animal : « De tuer les animaux à tuer les hommes il n'y a qu'un pas, tout comme de faire souffrir les animaux à faire souffrir les hommes ». Au point de militer, bien avant la naissance de l’association L214, contre les abattoirs et la consommation de chair animale.

 

Mais surtout, Tolstoï avait la guerre en horreur. Dans la première partie de Guerre et Paix, le projet s’annonce limpide : « Toute réforme imposée par la violence ne corrigera nullement le mal : la sagesse n'a pas besoin de la violence. ..//.. Ce n'est pas la violence, mais le bien qui supprime le mal ».

Un propos humaniste et social : « De toutes les sciences que l'homme peut et doit savoir, la principale, c'est la science de vivre de manière à faire le moins de mal et le plus de bien possible », autant qu’un engagement politique : « Le gouvernement est une réunion d'hommes qui fait violence au reste des hommes » qui fait si bien écho à celui de Voltaire (cf. chronique du 20/02).

 

Bien sûr, cette violence de la gouvernance que dénonce Tolstoï dépasse la Russie de Vladimir Poutine. Mais le conflit en cours soulève tellement d’inquiétudes.

Parmi celles-ci, je n’en évoquerai (à nouveau) que deux :

« Jusqu’où ce conflit peut-il s’étendre ? » et « La Chine pourrait-elle prendre exemple sur Poutine pour, à son tour, décider de réintégrer Taiwan par la force ? ».

 

Ces deux questions sont en fait étroitement liées.

Les similitudes sont en effet nombreuses entre les deux puissances que constituent la Russie et la Chine. Et, en premier lieu, d’être précisément de grandes puissances dotées d’un lourd arsenal militaire et nucléaire. Leurs motivations nationalistes pour la recomposition d’un « territoire perdu » sont également assez semblables. Il s’agit en outre de deux régimes autoritaires, prompts à déchaîner la violence plutôt que de se perdre en longs palabres diplomatiques. Et enfin, elles ont en commun leur concurrence féroce contre le grand gendarme du monde que sont les États-Unis.

Oserai-je aussi y ajouter que si Poutine n’a vraisemblablement pas (bien) lu Tolstoï, il est probable que Xi Jinping n’a pas (mieux) lu Lao Zi, Kong zi ou Zhuang Zi. Aucun de ces deux gouvernants n’a établi sa réputation sur la base d’une grande culture, sinon politico-militaire.

 

Mais des dissemblances doivent aussi être considérées car elles apportent de sérieux éléments de réponse aux deux questions soulevées.

La première, que je poserai sans hélas pouvoir ici y apporter toutes les nuances qu’elle mérite, est que les motivations russes dans leurs relations à l’international sont davantage idéologiques, et celles des chinois plutôt économiques. Certes, les deux puissances se sont rapprochées comme jamais dans leur histoire. Mais si la Russie pense pouvoir compter sur son indépendance économique à l’égard de l’Occident, grâce à ses accords avec la Chine, cette dernière n’y trouve pas son compte pour autant. Malgré ses Nouvelles routes de la soie et ses réussites économiques incontestables et tant jalousées, l’Empire du Milieu reste encore très largement dépendant de l’Occident pour garantir sa survie économique.

 

L’autre différence d’importance concerne les dirigeants eux-mêmes.

Poutine est réputé secret, imprévisible, mais aussi impulsif. Remarquable joueur de poker ou d’échecs, c’est selon, pouvant toutefois « manquer de retenue ». Il reste l’enfant de cette Russie que Winston Churchill décrivait comme « un rébus enveloppé de mystère au sein d'une énigme ».

 

Or, si la Chine conserve elle aussi sa part de mystère aux yeux des Occidentaux, Xi Jinping, bien que tout aussi froid que Poutine, apparaît nettement moins imprévisible et surtout moins impulsif. Fin stratège, il est convaincu de vivre une période où « tout peut basculer ». (Trop) longtemps, la Chine n’avait pas les moyens d’affronter l’énorme puissance américaine, craignant de provoquer l’ire de celle-ci. Mais, à défaut d’encore basculer, les choses ont tout de même bien changé depuis la visite de Richard Nixon faite à Mao Zedong, en février 1972, il y a pile 50 ans (cf. chronique du 20/02).

Le géant américain a beaucoup perdu de sa superbe, tandis que le « pays en voie de développement » qu’était alors la Chine a considérablement gagné en force et en confiance. Jouant désormais à égalité avec les États-Unis sur le plan économique, elle continue de renforcer sa puissance militaire et technologique pour que le dragon n’ait bientôt plus à craindre les puissantes serres de l’aigle. Du haut de sa « Cité interdite » de Zhongnanhai (vaste complexe au cœur de Pékin dans lequel se décide la politique de la Chine, juste à côté de la véritable Cité Interdite), Xi Jinping observe et attend. Il a vu l’Amérique trembler avec la crise de 2008, Trump, le Covid… et peiner à se redresser. Il a vu aussi les différentes crises traversées par l’Europe, unions et désunions de ses pays membres, valses hésitations avec leur « grand ami » d’outre-Atlantique.

Aujourd’hui, Poutine prend le risque de placer son pays en disgrâce aux yeux du reste du monde. Ce n’est pas ce que veut Xi pour le sien. Nul doute que celui-ci est curieux de ce qu’il va advenir du conflit déclaré avec l’Ukraine. Comment vont réagir les États-Unis ? Jusqu’où seront-ils prêts à aller ? Les autres pays, en particulier les membres de l’ONU seront-ils capables de parler d’une seule voix ? De prouver que « l’union fait la force » ? Xi ne s’engagera probablement pas dans un conflit, même avec Taïwan, et même alors que les États-Unis sont engagés sur un autre front, tant qu’il n’aura pas la réponse à ces questions.

Il est bien possible, en réalité, que, malgré ses relations tissées au sein de l’alliance BRICS (qui regroupe le Brésil, la Russie, l'Inde, la Chine et l'Afrique du Sud), Poutine soit en train de faire cavalier seul.

 

Si les prochaines déclarations faites au plan de la diplomatie internationale devaient le confirmer, et que son conflit avec l’Ukraine, qu’il pensait une partie gagnée d’avance, devait se compliquer, comment réagira le chef, imprévisible et impulsif, du Kremlin ?

Souhaitons que ce ne soit pas à la façon dont les Japonais ont réagi lors de leur invasion de Shanghai, au début de la Seconde guerre mondiale. Ils avaient promis à leur empereur qu’il ne s’agirait que d’une simple formalité. La prise de la ville a en réalité demandé plus de trois mois, grâce à la résistance héroïque des Chinois. Les victimes se sont comptées par milliers parmi les militaires. La honte, et ensuite la colère qu’en ont conçues les officiers japonais, ont été telles que leurs exactions sur les populations civiles sont, encore à ce jour, un des pires épisodes de l’histoire de l’humanité. (Sujet plus longuement traité dans Parce que le sang n’oublie pas).

Ah, si Poutine avait lu Guerre et Paix ! Il aurait sans doute compris que si les hommes y parlent beaucoup de guerre, ils ne rêvent en fait tous que de paix. Mais... ce n'est qu'un roman.    

 

À lire et à relire :

La guerre et la paix         Léon Tolstoï       nrf, bibliothèque de la Pléiade

Anna Karenine                  Léon Tolstoï       Le Livre de Poche

Les Rayons de l’aube, dernières études philosophiques     Léon Tolstoï       Stock

Mémoires de guerre (2 vol.) 1941-1945      Winston Churchill            Ed. Texto

Parce que le sang n’oublie pas              Actes Sud, collection Babel noir

Publié le 28/02/2022
Une nouvelle découverte

Peut-être avez-vous apprécié les « aventures » tasmaniennes relatées dans les 3 carnets de voyage qui les relatent, accessibles librement sur ce site, et vous aurez alors compris à quel point les ornithorynques sont des animaux fascinants !

La pensée de (peut-être) pouvoir les observer dans leur environnement naturel a motivé à elle seule deux longs séjours sur cette île extraordinaire.

 

Image : cheminsetcultures. Tous droits réservés. © 2021

 

Il est difficile en effet de négliger ce mammifère lorsque l’on s’intéresse un tant soit peu à la faune sauvage. Il est, avec l’échidné, le seul représentant sur cette planète du sous-ordre très très ancien des monotrèmes. L’ornithorynque est un animal semi-aquatique et semi-terrestre qui, surtout, constitue un exemple quasi-unique de « métissage » animalier, avec son bec de canard, sa fourrure de loutre, sa queue de castor, ses pattes palmées, les œufs qu’il pond et les petits qu’il allaite ! N’oublions pas non plus l’aiguillon (très) venimeux (aucun anavenin n’a encore été trouvé) dont sont dotées les pattes postérieures des mâles.

Cela ne vous suffit pas comme bizarreries ? Alors ajoutons aussi que notre ornithorynque nage les yeux fermés, mais que de « faux yeux » sont dessinés sur sa fourrure, donnant ainsi l’impression à ses proies qu’il les garde bien ouverts. Et ce n’est pas tout : il est l’un des très rares mammifères de la planète à repérer ses proies grâce à un ingénieux système d’électrolocalisation situé sur son bec !

Nul doute qu’un tel animal nous conduit à réfléchir sur… les mystères de la création. 

 

Et les mystères, l’ornithorynque n’en est pas avare. Des scientifiques viennent à présent de découvrir que sa fourrure est… fluorescente ! Elle se teinte d’une couleur turquoise lorsque éclairée par une lumière ultraviolette ! Et cette nouvelle bizarrerie vaut tant pour les mâles que pour les femelles.

Bien sûr, d’autres cas de biofluorescence avaient déjà été observés, en particulier sur des poissons, des arthropodes (scorpions), ou des amphibiens. Mais pratiquement jamais chez les mammifères (à l’exception, en Amérique du Nord et centrale, des opossums et des écureuils volants (que les ultraviolets font apparaître, eux, rose-orangés).

Une nouvelle question se pose désormais aux scientifiques sur l’intérêt de cette particularité chez les ornithorynques. Question restée sans réponse à ce jour.

Décidément, « Orny » n’a pas fini de nous surprendre.

Image : cheminsetcultures. Tous droits réservés. © 2021

Publié le 27/02/2022
Il y a 50 ans, un 21 février...

En cette pesante période préélectorale française, il m’est difficile de sortir de mon esprit les mots de Voltaire à propos de la politique qui, selon lui, ne serait que « le moyen pour des hommes sans principes de diriger des hommes sans mémoire ». D’autant que les siècles écoulés depuis sa mort n’ont fait que lui donner raison, tant à l’échelle nationale qu’internationale.

 

Nous en avons entre autre l’illustration aujourd’hui avec la situation très tendue entre la Chine continentale et Taïwan, ainsi qu’entre la Russie et l’Ukraine, autrement dit entre l’Est et l’Ouest, puisque les États-Unis et, pour partie, l’Europe, sont directement impliqués dans ces deux conflits. Et cette situation nous impose sans doute un devoir de mémoire.

 

Que s’est-il passé de notable il y a précisément 50 ans, un 21 février ?

Rien de moins que la première visite d’un président américain en exercice… en Chine, afin de rencontrer son homologue chinois.

Le 21 février 1972, après avoir applaudi une fanfare chinoise interprétant à son attention l'hymne américain (sic!), Richard Nixon rencontre tour à tour Zhou Enlai, alors Premier ministre, puis le chef du Parti communiste : Mao Zedong.

Devant les caméras du monde entier, les deux dirigeants se congratulent, se félicitent et se jettent des fleurs.

Que le président Charles de Gaulle ait précédé l’Américain dans cet exercice, huit ans plus tôt, ne minimise en rien l’événement. Les tensions entre les blocs Est et Ouest sont en effet à leur comble en cette année 1972. La guerre froide bat son plein. Les Russes s’abritent derrière leur « muraille de fer » ; les Chinois restent repliés derrière leur « muraille de bambou » ; pendant que les Américains cherchent sans succès à se dépêtrer de leur intervention au Vietnam !

Une expression en vogue de nos jours dirait que les temps étaient « chauds-bouillants » !

 

Aussi, cette rencontre Nixon-Mao constituait, selon les spécialistes politiques, un formidable effort d’ouverture diplomatique. C’est du moins ce que l’on a tenté de nous faire croire. En réalité, Nixon s'appliquait à suivre les idées de son Secrétaire d’État, Henry Kissinger, bien décidé à créer une distance entre les deux bastions du communisme que représentaient la Chine et l’URSS.

Combattre sur les deux fronts simultanément représentait un risque non négligeable pour les Américains. « Diviser pour mieux régner » est un principe consubstantiel à la politique.

Il est clair, en tout cas, que cette visite presque au débotté de Nixon a eu quelque influence sur la politique chinoise, brisant « la muraille de bambou » en projetant la République Populaire de Chine sur les télévisions du monde entier.

Un important monument y a d’ailleurs bien involontairement contribué. Dans ma conférence consacrée aux « Secrets et légendes de la Grande Muraille de Chine », je rappelle que cet ouvrage exceptionnel, classé sur la liste des grands sites nationaux et historiques de l’Unesco, objet de tous les superlatifs (plus grand ouvrage du monde avec ses 21 000 km de long ; la plus grande durée de construction, sur plus de 3 millénaires ; ayant nécessité plus de main d’œuvre et de matériaux que n’importe quelle autre construction : 300 millions de m3 de terre et 3,8 milliards de briques ; qui a donné lieu à un impensable sacrifice humain, évalué à près de 10 millions de morts ; etc.)… n’était plus que l’ombre de lui-même au temps venu de la Révolution Culturelle. Pour les étrangers, la Grande Muraille symbolisait la fermeture de l’Empire du Milieu sur lui-même, tandis qu’en Chine, elle était devenue le symbole du despotisme impérial décadent. Mao lui-même encourageait les populations voisines de l’ouvrage à le dépouiller de ses briques afin de les utiliser pour leurs fermes, leurs maisons ou mieux : leurs porcheries, enfonçant ainsi le clou de son profond mépris pour l’édifice pourtant témoin de toute l’histoire de la civilisation chinoise.

Mais, lorsqu’il y a 50 ans, toutes les caméras internationales ont filmé la promenade de Nixon sur la Grande Muraille, les Chinois ont découvert le potentiel de séduction que celle-ci pouvait susciter à l’étranger. Les touristes ont été encouragés à venir visiter le monument, et des programmes de restauration ont vite été lancés. En peu de temps, le « symbole du despotisme impérial » s’est transformé en « symbole unificateur de la grande nation chinoise »… précisément le vœu même de Qin Shihuangdi, 1er empereur de Chine. (Cherchez l’erreur.)

En tout cas, une belle démonstration de soft power.

 

Cinquante ans plus tard :

 

- la Grande Muraille reste le monument le plus visité au monde (16 millions de visiteurs/an) ; mais est à nouveau menacée de destruction du fait même du tourisme de masse et des programmes de restauration peu respectueux de la structure originelle de l’édifice.

la Chine continentale revendique sa légitimité sur Taïwan, légitimité actée par le Général de Gaulle qui, dès 1964, avait choisi la Chine populaire de Mao, plutôt que la Chine nationaliste de Taïwan pour rouvrir des relations diplomatiques.

- les États-Unis ont contribué à rapprocher la Russie de la Chine en brandissant la menace de l’OTAN, adoptant ainsi une stratégie exactement contraire à celle de Nixon.

Poutine et Xi Jinping renouent des alliances économiques, stratégiques, et bien sûr politiques à un niveau probablement jamais atteint précédemment.

- La France, et avec elle l’Europe, hésite à reconnaître tout droit à la Chine de replacer Taïwan dans son giron, adoptant ainsi une stratégie contraire à celle de De Gaulle en 1964. Même chose sur la question de l’OTAN, que la France avait quittée sous l’impulsion du même général, deux ans seulement après sa visite en Chine populaire. Et, tandis que De Gaulle n’a cessé de marteler son désir d'indépendance envers la puissance américaine d’alors, notre gouvernement semble au contraire très désireux aujourd’hui de lui témoigner son désir de collaboration.

 

50 années se sont écoulées, les grands stratèges de ce monde ont effectué un virage à 180 degrés, recréant les conditions propres à relancer un grand conflit international. À nouveau, les temps sont « chauds-bouillants » et on peut s’interroger sur quels sombres événements « notre » (patrimoine mondial exige) Grande Muraille sera derechef témoin, et si elle saura, cette fois, y résister.

Image : cheminsetcultures. Tous droits réservés. © 2021

Publié le 20/02/2022
Mais pas encore de "pluies " de fourmis...

En lisant mes romans les plus récents, vous avez peut-être eu plaisir à découvrir quelques espèces animales peu connues hors de l’Australie.

L’île-continent a en effet la réputation d’abriter de nombreuses espèces endémiques, hélas aussi parmi les plus dangereuses au monde. À titre d’exemple, un jeune Aborigène est victime d’un serpent mulga dans Le Chant des Galahs ; un policier échappe de peu à la morsure d’une redback spider (araignée veuve noire) dans Country, où on apprend aussi qu’il vaut mieux ne pas fréquenter de trop près les fourmis bouledogues.

 

           

 

Ces fourmis sont parmi les plus grandes de notre planète et leurs colonies peuvent dépasser le millier d’individus. Réputées pour être extrêmement agressives, leur piqûre, très douloureuse, provoque parfois un choc anaphylactique. Inutile de dire qu’après plusieurs piqûres, les risques de létalité deviennent plus que sérieux. L’agressivité de notre Bouledogue est souvent illustrée par cette étonnante particularité qui veut que, coupée en deux, les deux moitiés de son corps vont se battre l’une contre l’autre, chacune avec leur arme : « morsure contre piqûre », parfois trente minutes d’affilée ! Appartenant à cette famille, la Myrmecia pyriformis est enregistrée comme la plus dangereuse fourmi au monde.

 

Pourtant, une de ses très lointaines cousines, au nom tout aussi impossible, l’Anoplolepis gracilipes, vient la concurrencer dans le domaine de la férocité. Je dis « lointaine », car celle-ci n’est pas originaire d’Australie, mais d’Afrique et d’Asie. Il s’agit hélas d’une espèce invasive, et elle est désormais présente en Australie ainsi que sur plusieurs îles de l’océan Indien. Son nom courant est plus facile à retenir : fourmi jaune (sa couleur). On l’appelle aussi « fourmi folle » car elle est particulièrement agitée :)

Ces bestioles, pourtant plus petites que la Bouledogue, pourraient bien créer davantage de dégâts sur la biodiversité locale. Elles s’installent en effet en colonies géantes et conduisent à l'extinction d’autres insectes, de crabes ou de petits reptiliens comme les lézards, les grenouilles, etc. Au risque d’induire un bouleversement de la chaîne alimentaire, puisque les lézards, par exemple, constituent une part importante de la nourriture des rapaces ou des serpents.

 

Toutefois, et c’est là le point où je voulais en venir, malgré l’effroyable réputation d’une longue liste de « tueurs » australiens (requins, crocodiles, serpents, araignées, poissons, coquillages… et même les émeus (si, si !)) une étude publiée l’an dernier par le très sérieux NCIS (National Coronial Information system, autrement dit : le centre national d’information des médecins légistes) vient bouleverser pas mal d’idées reçues à propos des espèces animales responsables de morts humaines en Australie !

Cette étude porte sur 17 années, de 2001 à 2017. Elle rapporte 541 décès en tout et pour tout, soit… 32/an en moyenne pour tout le continent. Un chiffre bien moins impressionnant que ce que les nouvelles catastrophiques colportées par les medias pouvaient laisser imaginer. Mais le travail de ces légistes révèle surtout un bien étonnant classement dans les bestioles tueuses d’Australie.

 

Les trois premières sont les équidés (chevaux, ânes…), les bovins et les canidés, responsables à elles seules de plus de la moitié des décès humains enregistrés. Chutes de cheval, morsures d’enfants, piétinements et coups de cornes… font donc partie des accidents (mortels) les plus fréquents.

Notons ici qu’il s’agit uniquement d’espèces domestiques, non originaires d’Australie, introduites sur le continent par les colons.

 

La première espèce endémique « tueuse » sur la liste arrive donc à la 4ème place seulement. Et il ne s’agit ni des requins, ni des sauriens, mais… du kangourou !

37 décès en 17 ans, tous dus à des accidents de la route. Eh oui, notre marsupial est bien stupide, à se montrer incapable de retenir les règles les plus élémentaires du code de la route. Face à ces 37 décès humains, ce sont des milliers de marsupiaux (dont le kangourou) et de reptiles qui périssent chaque année du fait de la circulation routière.

 

À égalité avec le kangourou, 37 décès, les serpents. Il faut dire qu’il existe de nombreuses espèces mortelles sur le territoire, et que certaines morsures ont lieu loin de tout centre de secours. Mais cela ne représente tout de même « que » 2,17 morts par an ! Très loin là encore des idées reçues.

 

La liste se poursuit avec :

- 6ème place, 31 décès : les abeilles, par choc anaphylactique sur des personnes sensibles à leur venin.

- 7ème place, 27 décès (moins de 2/an) : les requins, principalement en Australie Occidentale.

- 8ème place, 21 décès (env. 1/an) : les crocodiles, en grande majorité dans les Territoires du Nord, et sur des pêcheurs.

 

D’autres représentants connus de la faune locale apparaissent plus loin, tels les émeus (leurs coups de bec peuvent être fatals) ou les dingos.

Mais… pas d’araignées ! Comme je le précise dans Country (p146), « l’Australie n’a plus eu de décès à leur imputer depuis la mise au point de plusieurs anavenins très efficaces ».

 

Pour ceux qui voudraient approfondir ce sujet (y compris sur les autre décès : suicides, blessures, meurtres…), un accès aux données est possible via le site de l’organisation des légistes australiens :

https://www.ncis.org.au/research-and-publications/ncis-fact-sheets/

 

Quant à la dangerosité des animaux, celle-ci paraît bien relative, dépendant surtout de nos regard et comportement. Voici une anecdote que je rapporte dans mon Carnet de voyage au Pays d’Oz, portraits et autres anecdotes australiens (accessible gratuitement sur ce site).

 

« C’est sur la bien nommée Kangaroo Island, qu’il y a trente ans, nous avons pour la première fois pu observer des kangourous géants (Red kangaroo). Si un kangourou de taille « normale » paraît bien inoffensif, ceux-ci étaient en revanche impressionnants : près de 2 mètres de haut, des bras de la largeur de mes cuisses, de longues et solides griffes et une puissance à revendre. Les rangers de l’île, qui nous avaient indiqué où les observer, avaient recommandé la plus grande prudence : discrétion, rester à plus de 20 m, ne pas leur donner à manger… Nous avons ainsi passé des heures à suivre leurs jeux, leurs relations de groupe, et en avons toujours gardé un souvenir ému. Trente ans plus tard, en 2018, nous sommes revenus sur l’île pour un long séjour. Nous avions l’espoir de retrouver « nos » kangourous géants ou en tout cas leurs descendants. Je me souvenais de la localisation des « spots » d’observation mais, une fois sur place, pas de kangourous ! Après plusieurs soirs de recherches dans le même secteur, toujours aucune trace des géants. Inquiets, nous avons profité d’un ravitaillement à Kingscote (« capitale » de l’île) pour interroger différentes personnes. Là, nous apprenons que les marsupiaux en question ont été exterminés ! En effet, quelques années plus tôt, des touristes s’étaient trop approchés d’eux et avaient été gravement blessés. L’un d’eux a même eu le ventre ouvert d’un coup de griffe. Ces touristes n’avaient respecté aucune règle liée au contact avec la faune sauvage. Mais ce sont les kangourous qui ont été abattus ! Les locaux avec qui nous en avons parlé ont évoqué leur inquiétude sur l’effet qu’aurait sur le commerce local la nouvelle de touristes « mis en danger » à cause de simples marsupiaux. L’ennui, c’est que ce qui attire ces mêmes touristes sur l’île, c’est précisément sa faune exceptionnelle. Si celle-ci est exterminée à cause du « danger » qu’elle représente (face à des comportements imbéciles) qu’adviendra-t-il du tourisme local ? Bien des pays ont trouvé la solution en créant des zoos et des parcs animaliers permettant au visiteur d’évoluer en toute sécurité. Tant pis si les animaux enfermés dans ces zoos et parcs s’enfoncent dans la névrose et la dépression. »

Publié le 18/02/2022

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